Le pardon fait partie de ces thèmes difficiles qui risquent souvent de donner à notre foi une couleur rose bonbon, doucereuse, déconnectée du ressenti humain… alors même qu’il apparaît comme incontournable en christianisme. Dans mon travail et ma mission d’aumônière en milieu hospitalier, je suis souvent interpellée sur ce sujet et réveillée dans mon questionnement, particulièrement dans les services de psychiatrie. Combien de fois n’ai-je entendu : « On m’a dit que je devais pardonner à mon père mais je n’y arrive pas… il m’a violée » ou « Ma mère m’a niée toute sa vie et continue encore, comment voulez-vous que je lui pardonne ?... ». Que de graves violences physiques et morales subies habitent, hantent la vie de beaucoup de personnes. Une injonction simpliste qui ‘ordonnerait’ le pardon sans se soucier de savoir si celui qui a commis les faits le reconnaît, demande pardon (n’est-ce pas la première étape ?) ajouterait de la violence au mal subi. En effet, lorsque ces personnes mesurent et parfois revivent en thérapie les conséquences de ces souffrances, venir court-circuiter leur colère qui est, à ce moment-là, force de vie et découverte de leur dignité par un slogan unilatéral est pour moi inacceptable. Il est question pour le chrétien de les soutenir dans ce chemin douloureux de vérité et non pas de les décourager avec ce qu’ils ne peuvent et ne pourront peut-être jamais faire, d’induire une culpabilité voire un Dieu indifférent à leur souffrance. Devons-nous réclamer la fin du chemin avant son déroulement ? Dire sa colère et même sa haine peut amener la victime à se sentir reconnue et puis parfois à essayer, dans un deuxième temps, de ‘comprendre’ celui qui a commis le mal… voire à aller vers un chemin de réconciliation. De même allons-nous arrêter la ‘confession’ de celui qui dévoile l’offense, parfois grave, qu’il a commis en annonçant le pardon de Dieu ou le laisserons-nous retrouver la responsabilité de ses actes en l’accompagnant ? A vrai dire, tout cela ne me semble pas si éloigné des questions que tout chrétien ou chercheur de Dieu. Est-ce que le concept de Dieu nie mon humanité ? Dieu me contraint-il à un tour de force ou m’accepte-t-il comme je suis c’est-à-dire en chemin ? La foi est-elle du côté de la sublimation ou peut-elle habiter le vécu humain dans son épaisseur ? Dieu est-il exigeant ou bienveillant ou les deux à la fois ? Mais aussi… comment est-ce que je pardonne ? Très vite mais en profondeur ? Comment est-ce que je demande pardon ? En espérant que celui que j’ai blessé ne revienne pas sur les faits ou en assumant, en osant regarder le mal que j’ai fait en cherchant à le réparer ? Vivre une foi proprement pascale en essayant de tenir ensemble mort et résurrection, exigence et bienveillance, vécu humain et visée spirituelle, dénonciation du mal subi et refus de la vengeance nous demande d’habiter cette tension qui n’est guère confortable… mais n’est-ce pas un peu cela être avec notre humanité en chemin vers Dieu ?
Caroline Lefebvre-Werbrouck, Responsable de l’équipe d’aumônerie catholique du CHU (Sart-Tilman) et du service pastoral de la clinique Saint-Vincent (CHC)